Présentation Les îles des esclaves

Les îles des esclaves

Dans la pièce de Marivaux, ainsi que dans la réécriture de Leprince de Beaumont, on trouve deux couples maître-esclave, l’un féminin et l’autre masculin, tous deux originaires d’Athènes. La pièce de Marivaux est une comédie en un acte et onze scènes. Sa première représentation a eu lieu le 5 mars 1725 à l’Hôtel de Bourgogne. Le texte de Marie Leprince de Beaumont prend place dans son Magasin des enfants, à la fin du 29e dialogue. On retrouve, dans les deux textes, une circonstance géographique particulière, l’île des esclaves, dans laquelle les conditions de maître et de valet sont inversées.

LISTE DES PERSONNAGES
Personnages de Marivaux Personnages de Leprince de Beaumont
Iphicrate : maître Elise : maîtresse
Arlequin : son esclave Mira : son esclave
Euphrosine : dame athénienne Zénocrate : maître
Cléanthis : son esclave Zénon : son esclave
Trivelin : magistrat de l’île  

Leprince de Beaumont / XXIXe Dialogue

[…] Tout beau, Madame, lui dit le Maître de la chaloupe : vous n’êtes plus à Athènes. Apprenez que trois-cents esclaves, au désespoir des mauvais traitements de leurs Maîtres, se sauvèrent dans cette île il y a trois-cents ans. Ils y ont fondé une République, où tous les hommes sont égaux. Mais ils ont établi une loi à laquelle il faut vous soumettre de gré ou de force. Pour faire sentir aux Maîtres combien ils ont eu tort d’abuser du pouvoir qu’ils avaient sur leurs domestiques, ils les ont condamnés à être esclaves à leur tour. Ceux qui obéissent de bonne grâce peuvent espérer qu’on leur rendra la liberté. Mais ceux qui refusent de se soumettre à nos lois sont esclaves pour toute leur vie. On vous donne toute cette journée pour vous plaindre, et vous accoutumer à votre mauvais sort. Mais si demain vous faites le plus petit murmure, vous êtes esclaves à jamais. Élise profita de la permission, et vomit mille injures contre cette île et ses habitants. Mais Mira, profitant d’un moment où personne ne la voyait, se jeta aux pieds de sa Maîtresse et lui dit : consolez-vous Madame, je n’abuserai pas de votre malheur, et je vous respecterai toujours comme ma Maîtresse. […]

XXIXe Dialogue. 27e journée.

Marivaux / Scène I (extrait)

[Arlequin et son maître, Iphicrate, viennent de faire naufrage sur l’île des esclaves. Iphicrate désire partir à la recherche de la chaloupe qui a été jetée à la mer lors du naufrage. Arlequin préfère se reposer.]

Arlequin

Cherchons, il n’y pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d’eau-de-vie : j’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.

Iphicrate

Eh ! ne perdons point de temps, suis-moi, ne négligeons rien pour nous sauver d’ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l’Île des Esclaves.

Arlequin

Oh, oh ! qu’est-ce que c’est que cette race-là ?

Iphicrate

Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.

Arlequin

Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure, je l’ai entendu dire aussi, mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi.

Iphicrate

Cela est vrai.

[S’ensuit un échange au cours duquel Arlequin entend bien profiter des circonstances et devient de plus en plus insolent face à son maître, de plus en plus désemparé par la situation.]

Iphicrate

Esclave insolent !

Arlequin, riant.

Ah ! ah ! vous parlez la langue d’Athènes, mauvais jargon que je n’entends plus.

Iphicrate

Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?

Arlequin, se reculant d’un air sérieux.

Je l’ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes j’étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort : eh bien, Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là, tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable, tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami, je vais trouver mes camarades et tes maîtres. (Il s’éloigne.)

Iphicrate, au désespoir, courant après lui l’épée à la main.

Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable, tu ne mérites pas de vivre.

Arlequin

Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde.

Leprince de Beaumont / XXIXe Dialogue

[...] Élise et Zénocrate, avant de partir, remercièrent beaucoup les habitants de l’île, et leur dirent qu’ils n’oublieraient jamais les leçons d’humanité qu’ils avaient reçues chez eux. Pendant le voyage qu’ils firent pour retourner à Athènes, Zénocrate et Zénon, qui connurent plus particulièrement les bonnes qualités d’Élise et de Mira, en devinrent amoureux ; et les ayant demandées en mariage, ils furent écoutés favorablement, et les épousèrent en arrivant à Athènes. Et comme ces deux fidèles esclaves ne voulurent point se séparer de leurs Maîtres, quoiqu’ils eussent reçu leur liberté, ils furent chargés de la conduite de toute leur Maison, et s’en acquittèrent avec un zèle et une fidélité qui peuvent servir d’exemple à tous ceux que la Providence a placés dans la servitude. Il est vrai que leur Maîtres n’oublièrent jamais leurs vertus, et les traitèrent moins en personnes que le sort leur avait soumises, qu’en amis qui méritaient toute leur confiance, leur affection et même leur respect. [...]

XXIXe Dialogue. 27e journée.

Marivaux / Scène XI (extrait)

Trivelin

Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants, c’est là ce que j’attendais ; si cela n’était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances comme nous avons puni leurs duretés. Et vous Iphicrate, vous Euphrosine, je vous vois attendris ; je n’ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure ; vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous : je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que mes plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.